Le feu placé sous le derrière du chef doit lui rappeler qu'il ne doit pas se cramponner à sa place, mais la céder dès que son mandat sera écoulé, afin d'éviter un règne à vie ou une dictature. S'il venait à s'accrocher à son poste, on lui mettrait alors sous les fesses un feu si grand et si long qu'il ne resterait rien de lui ni du siège.


Démocratie directe

(article paru dans Alternative Libertaire 171 - février 1995)

Les méthodes électorales décrites ici, sont celles des Indiens Tzeltales du Chiapas.

A l'occasion de la fête d'investiture, pendant que les cloches sonnent, on fait brûler des feux d'artifice. Il y a de la musique, les gens dansent dans un vacarme joyeux. Le nouveau chef élu est, devant le portail du cabildo, présenté par les délégués de sa tribu au chef sortant et à ses conseillers.

Avec cette présentation est terminé l'examen des documents électoraux. Le chef sortant fait un discours, rédigé sous forme de poésie, en langue indienne vraisemblablement très ancienne. Le nouveau jefe y répond avec modestie et courtoisie. Son discours est également formulé en langue indienne et utilise des rimes qui ont très probablement été prévues pour ce genre de cérémonie il y a mille ans ou davantage.

Quant après de nombreux cérémonials le bâton lui est enfin remis, on apporte une chaise. Cette chaise est basse. Elle est faite d'un bois aux entrelacs multiples, ressemblant à du raphia. Le siège est percé à la dimension d'un postérieur d'homme. Au milieu des rires, des joyeux quolibets et des plaisanteries grivoises des hommes qui assistent à la cérémonie, mêlés à la foule, le nouveau chef abaisse à demi son pantalon de coton blanc et pose son derrière dénudé sur l'ouverture de la chaise. Il porte le bâton d'ébène à pommeau d'argent représentatif de sa fonction et siège, plein de dignité, le visage tourné vers les hommes de la nation rassemblés devant lui.

Il est assis, sérieux, majestueux, comme s'il allait procéder solennellement à son premier acte officiel.

Les plaisanteries et les rires des hommes qui l'entourent se taisent un instant. On a l'impression que tous veulent écouter avec recueillement les premières paroles importantes de leur nouveau chef.

A ce moment arrivent trois hommes envoyés à cette fête par la tribu qui aura à élire le cacique l'année suivante. Ces hommes portent un pot de terre dont les flancs sont percés de nombreux évents. Le pot est rempli de braisent qui rougeoient avec vivacité attisées par le moindre souffle d'air.

Dans un discours en langue indienne, dit en vers. l'un des hommes explique le but de l'acte qu'il va accomplir. Dès qu'il a terminé son discours, il place le pot plein de braises sous le postérieur dénudé du nouveau chef. Dans son discours, il a expliqué que ce feu placé sous le derrière du chef dignement assis sur son siège officiel doit lui rappeler qu'il n'y est pas installé pour s'y reposer, mais pour travailler pour le peuple Il doit demeurer vit et zélé même lorsqu'il est installé officiellement. En outre, il ne doit pas oublier qui a glissé ce feu sous son séant, c'est-à-dire la tribu qui désignera le cacique de l'année à venir, et ceci pour lui mettre en mémoire qu'il ne doit pas se cramponner à sa place, mais la céder dès que son mandat sera écoulé, afin d'éviter un règne à vie ou une dictature qui serait néfaste au bien du peuple. S'il venait jamais à s'accrocher à son poste, on lui mettrait sous les fesses un feu si grand et si long qu'il ne resterait rien de lui ni du siège.

Dès que le pot empli de braises ardentes à été glissé sous le siège, des maximes rimées sont dites par un homme de la tribu dont l'élu se retire, un homme de la tribu qui élira le chef l'année suivante et un homme de la tribu dont est issu le cacique nouvellement investi.

Tant que la récitation des sentences n'est pas terminée, le nouveau chef ne doit pas se lever de son siège. La durée de l'épreuve dépendra de la popularité ou de l'impopularité de l'élu parmi ses frères. Les récitants pourront soit psalmodier les rimes lentement et précautionneusement, ou bien les dire avec toute la hâte permise sans trahir ouvertement leur intention. Lorsque l'homme qui doit parler à son tour a l'impression que ceux qui l'ont précédé ont été trop rapides, il a le droit de réparer le dommage très largement par une lenteur redoublée de son discours.

Le chef, quelles que soient ses sensations, ne doit manifester d'aucune grimace ou geste, les effets de la chaleur sur sa personne. Bien au contraire, lorsque tous les aphorismes ont été récités, il ne se relève pas immédiatement, heureux d'en avoir terminé avec la séance de réchauffage; il reste au contraire assis un bon moment pour bien montrer qu'il n'a pas l'intention de fuir devant les peines que l'exercice de ses fonctions pourraient lui préparer. Cela augmente la gaieté des hommes qui le regardent et attendent avec impatience qu'il laisse apparaître son inconfort pour pouvoir se moquer de lui. Mais plus les plaisanteries sont alertes, plus longtemps il reste assis et plus le respect et la confiance qu'il inspire grandissent.

Il cherche à reporter le ridicule sur les autres. Il dit à l'un: "Alors, gringalet, tu n'as pas de poumons, comment veux-tu donner à ta femme les moyens de faire une bonne soupe si tu es trop faible pour souffler sur le feu sous mon cul pour que je me réchauffe un peu. Hé, toi, Elizeo, viens ici et gratte la glace qui se dépose sur mon derrière."

Les braises sont à peu prés éteintes. Le chef se lève lentement. La glace dont il parlait n'est cependant pas tout à fait inoffensive. La peau est couverte de grosses cloques et, en de nombreux endroits, de plaques noirâtres que l'on peut sentir de loin. Un ami s'approche de lui, lui enduit les fesses d'huile et lui applique un pansement de feuilles brisées et écrasées tandis qu'un autre verse sur ses plaies de grands verres de tequila.

Pendant de longues semaines, le nouveau chef n'oubliera pas sur quoi il est assis. Pendant les premiers mois qui suivent son entrée en fonction, cela l'aide considérablement à gouverner selon les désirs exprimés par la nation au cours des élections. Dans presque tous les cas, il reste suffisamment de cicatrices sur cette partie cachée de son individu pour qu'il puisse prouver jusqu'à l'âge le plus avancé, grâce à un document inaltérable, qu'il a eu l'honneur d'être élu une fois chef de sa nation, mais aussi pour le soustraire à la tentation de se faire élire à ce poste une seconde fois, ce qui serait contraire aux moeurs de son peuple.

On pourrait très sérieusement conseiller aux citoyens des ³démocraties² occidentales de mettre en application cette méthode d'élection indienne éprouvée, en particulier à l'égard des fonctionnaires des organisations syndicales et politiques. La base pourrait apparemment obtenir les résultats utiles avec plus de certitude en mettant chaque année sous les fesses de leurs dirigeants un feu bien attisé. Aucun chef n'est irremplaçable. Et plus rapidement les nouveaux dirigeants se succèdent sur le siège ardent, plus vivant reste le mouvement.

Ne sois pas timoré, et encore moins sentimental.

B. Traven

La description des méthodes électorales des Indiens Tzeltales du Chiapas sont extraites de ³Regierung² (gouvernement) dont la première édition paru à la Büchergilde en 1931. L'auteur soulignait que si les hommes ont besoin d'organisation et d'administration, ils devraient, en revanche, se passer de tout gouvernement, chose innécessaire s'il en est.
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